Contexte scientifique du projet
L’utilisation d’antibiotiques dans les élevages intensifs contribue à l’émergence de bactéries résistantes à ces molécules, limitant l’efficacité des traitements disponibles aussi bien en médecine vétérinaire qu’en médecine humaine. Les phénomènes d’antibiorésistance observés ces dernières années constituent, dans ce contexte, une préoccupation importante en santé publique humaine et animale et ont amené à une prise de conscience sur la nécessité d’utiliser de façon plus raisonnée et coordonnée les antibiotiques disponibles. Parmi les filières d’élevage, une attention toute particulière doit être portée à la pisciculture qui représente une source de diffusion potentielle importante de bactéries résistantes, par l’intermédiaire de l’eau mais également des poissons destinés à la consommation.
Contrairement aux élevages terrestres (porcs, volailles...), il n’existe pas, pour la filière piscicole, de plan de surveillance permettant d’évaluer la prévalence des bactéries résistantes au niveau des élevages ou dans les ateliers de filetage ou de transformation. Les seules données françaises disponibles à l’heure actuelle en provenance du terrain sont les résultats d’antibiogrammes concernant des isolats d’origine clinique reçus par le Resapath. Ces données sont néanmoins peu nombreuses et restent parcellaires.
Pourtant la filière piscicole française reste régulièrement exposée aux antibiotiques, et ceci malgré les efforts de réduction de leur utilisation qui ont été réalisés ces dernières années par les professionnels. Alors que 60 % des sites recensés étaient utilisateurs en 1997, cette proportion s’est réduite à environ un site sur deux en 2007 (recensement Pisciculture, SSP 2007). A noter que le faible nombre de molécules utilisables en pisciculture est également problématique.
Aucun outil de surveillance véritablement opérationnel n’est donc disponible pour établir un état des lieux pertinent de l’antibiorésistance en filière piscicole, et il n’y a pas de possibilité d’établir des tendances d’évolution du fait de l’absence de point de référence. Il reste donc complexe, à ce jour, d’évaluer l’impact des changements de pratiques zootechniques et prophylaxiques dans cette filière, comme par exemple l’intensification de la vaccination contre la maladie de la bouche rouge (ou yersiniose) due à Yersinia ruckeri depuis les années 2000, ou d’être en mesure de détecter une « émergence » de souches résistantes comme cela a pu être fait pour les céphalosporines de troisième génération pour les filières terrestres.
Chez le poisson d’eau douce, et la truite arc en ciel en particulier (Oncorhynchus mykiss), Yersinia ruckeri et Aeromonas salmonicida sont, avec Flavobacterium psychrophyllum, les principaux agents responsables de bactérioses. Celles-ci représentent un coût économique important pour la filière.
Yersinia ruckeri, entérobactérie à Gram-, est l’agent de la maladie dite de la bouche rouge, principalement chez la truite. La vaccination à l’aide de vaccins commerciaux aide à prévenir efficacement la maladie. L’antibiothérapie est basée sur l’usage d’antibiotiques de la famille des quinolones comme la fluméquine, disposant d'une AMM pour la truite. Cette maladie a un coût économique important pour la filière et se caractérise par des rechutes saisonnières successives. Les études sur la sensibilité aux antibiotiques des isolats cliniques et/ou environnementaux de cette espèce potentiellement pathogène sont peu nombreuses et bien qu’il existe un référentiel américain (CLSI) pour la réalisation des antibiogrammes et la détermination des CMI, il n’existe pas encore de seuil clinique défini.
Aeromonas salmonicida sbsp salmonicida est l’agent de la furonculose, maladie quasiment pandémique puisque seule l’Australie en est indemne. Pathologie grave du poisson d’eau douce et représentant elle aussi un coût économique important pour la filière, le seul traitement existant est curatif avec l’utilisation d’antibiotiques de la famille des tétracyclines (oxytétracycline) et/ou de quinolones (acide oxolinique, fluméquine). Si la sensibilité aux antibiotiques des souches d’Aeromonas salmonicida a fait l’objet de nombreuses études, les collections décrites sont constituées de souches isolées sur une durée et un territoire limités. Le genre Aeromonas est particulièrement intéressant à étudier car au sein de ce genre se côtoient des espèces potentiellement pathogènes pour le poisson (A. salmonicida et A. hydrophila dans une moindre mesure) et des espèces potentiellement pathogènes pour l’homme (A. hydrophila, A. caviae, A. sobria…). De plus, ce genre est autochtone du milieu aquatique et des transferts plasmidiques de gènes entre Aeromonas et E. coli ont été mis en évidence. Aeromonas peut également héberger des gènes de résistance vis-à-vis d'antibiotiques critiques (fluoroquinolones, céphalosporines).
Plan du projet
1 - Constitution d’un souchier par mutualisation des collections des partenaires
Une collection d’isolats de Yersinia ruckeri et d’Aeromonas spp. (plus de 159 souches de Yersinia sp. et 169 d’Aeromonas sp. disponibles) sera constituée en rassemblant les souches isolées ou collectées par les différents partenaires au cours des 40 dernières années. Des souches complémentaires pourront être recueillies auprès des laboratoires départementaux réalisant des analyses de routine en bactériologie poissons. Pour chaque isolat, l’ensemble des informations disponibles (commémoratifs, fiches d’enregistrement) seront rassemblées, enregistrées et feront l’objet d’un travail d’analyse.
2. Culture, identification et caractérisation des profils d’antibiorésistance des souches
Chacun des isolats de cette collection, dont certains sont conservés depuis des dizaines d’années, sera remis en culture pour vérifier sa pureté et une extraction d’ADN sera réalisée. Tous les isolats purifiés seront ré-identifiés par une technique qui permet de prendre en compte les évolutions taxonomiques récentes pour ces deux genreset de s’affranchir d’une identification basée uniquement sur des critères phénotypiques, toujours problématique pour des souches environnementales.
L’étude de la sensibilité de chaque isolat à une sélection d’antibiotiques, dont ceux utilisés par le passé ou encore actuellement en aquaculture (triméthoprime-sulfamide, acide oxolinique, fluméquine, chloramphénicol (interdit depuis 1995), oxytétracycline et forfénicol), ainsi que des familles d’intérêt médical ou épidémiologique (béta-lactamines…), sera réalisée par détermination des CMI et de l’antibiogramme d’après les méthodes décrites par le CLSI. Il sera ainsi possible d’évaluer la concordance entre les deux méthodes et de tenter d’établir des seuils épidémiologiques critiques permettant de mieux catégoriser les souches en routine.
L'utilisation en parallèle des deux méthodes a également pour but de développer d'une part une expertise des méthodes dans les laboratoires et d’autre part une connaissance approfondie des souches et de leur niveau de résistance.
La détection d’une sélection de gènes de résistance, tels que qnr, tet, sul, blaTEM pourra être faite par PCR.
Concernant les isolats de Yersinia ruckeri, un biotypage sera réalisé pour décrire l’émergence du biotype 2 (non mobile) de plus en plus rencontré sur le terrain et à l’origine d’échecs vaccinaux en raison de son évolution par rapport à la souche vaccinale commerciale. Il sera particulièrement intéressant d’observer la période d’apparition de ce biotype dans le grand ouest français.
3. Création d’une souchothèque commune
L’ensemble des souches purifiées partagées dans le cadre de cette étude par les partenaires sera conservé dans une souchothèque localisée à LabOcéa. Pour chaque souche seront associés les profils d’identification obtenus , ainsi les profils d’antibiorésistance et les CMI associées. Les souches pourront être mises à disposition des partenaires du projet.
Résultats attendus
Ce travail permettra :
- de constituer, au niveau régional, une collection de référence de souches de Yersinia ruckeri et d’Aeromonas spp. pathogènes isolées de poissons des années 1970s à aujourd’hui. Cette souchothèque pourra ensuite être complétée avec d’autres isolats et d’autres espèces (mise en place d’accords de collaboration),
- de disposer de premiers éléments de comparaison entre CMI et antibiogrammes, avec l’objectif d’avoir une méthodologie d’évaluation de l’antibiorésistance plus fine et qui pourrait à terme être transférée à des laboratoires départementaux ;
- de réaliser un état de l’évolution temporelle sur près de 30 ans de l'antibiorésistance pour deux des principales espèces bactériennes impliquées dans des pathologies récurrentes chez le poisson d’eau douce en pisciculture,
- d’obtenir des données sur la prévalence de gènes de résistance dans les isolats collectés, qui permettront de mieux appréhender, évaluer les potentiels de transfert génétique et donc le rôle de réservoir et de vecteur de gènes de résistance du poisson d’élevage.
Ce travail, qui présente l’avantage d’initier une dynamique régionale au niveau de la thématique « Antibiorésistance » pour la filière piscicole, posera les bases méthodologiques qui permettront la mise en place d’outils de suivi pertinent, dans le cadre du Résapath, dont les données seront utilisables pour évaluer l’efficacité des mesures de réduction de l’utilisation d’antibiotiques.
Contact:Ségolène Calvez